dimanche 18 novembre 2012

Lettres d'un Curé des environs de Civrai (11)


AdP 02/04-25/06/1789, v.15
Du 21 mai 1789

Lettre d’un Curé des environs de Civrai, à l’Auteur des Affiches

Monsieur, M. le Marquis de Fayolle vient d’établir auprès de son moulin économique, une nouvelle boulangerie pour les pauvres des paroisses voisines. Les indigens, sur le certificat de leur Curé, recevront du pain à sept liards la livre. Ce noble & généreux établissement est digne de la reconnoissance publique, puisqu’il présente une économie qui réunit l’intérêt général à l’intérêt particulier. Car, quoique le pain soit l’objet le plus essentiel de la vie, il n’y a cependant rien de plus négligé & de plus mal entendu, tant pour la mouture que pour la fabrication. 1.° On ne sauroit apprécier la valeur des farines qui se perdent dans les fons. 2.° On ne peut expliquer combien le dégré de chauffage mal observé, la manipulation, les fours mal construits, mal couverts, font perdre de pain & de bois dans les campagnes. Il est prouvé que dans les villes, où les fours sont moins communs, mais mieux faits & chauffés souvent, il est prouvé, dis-je, qu’il en coûte pour la cuisson du pain, six fois moins que dans les campagnes. J’ai vu des Laboureurs acheter un boisseau de blé, le faire moudre, cuire & manger dans un jour, & dépenser plus d’argent pour le bois que pour le blé. Je leur ai montré souvent que du pain n’auroit coûté que deux sous chez le boulanger, revenoit souvent à trois, par la dépense qu’exigent les fours mal faits. Ce qui fait une consommation absolument perdue : car, si le Meunier & le Boulanger trompent, ils en profitent ; mais, si on brûle du bois mal à propos, si par un mauvais apprêt il se perd beaucoup de pain, c’est une perte qui ne profite à personne.
Enfin, en examinant l’ignorance des Meuniers, l’imperfection des moulins, la mouture des blés, la fabrication du pain, le degré de chauffage mal observé, les embarras, l’emploi du temps & le bois qui renchérit le prix du pain, & affaiblit nos ressources, je désire, en bon citoyen, de voir substituer le commerce des farines à celui du blé ; je désire encore plus de voir dans les campagnes des Boulangers fournis aux municipalités, qui, instruits par des essais, veilleroient au prix & à la qualité du pain.
Oui, M., je ne cesse de la dire & de le répéter, si les Boulangers par leurs soins pouvoient seulement gagner la valeur des farines qui se perdent dans le son, s’ils gagnoient l’argent du bois que les fours mal faits consument ; si les Boulangers, enfin, gagnoient ce qui se perd par la mauvaise fabrication du pain qui se fait dans les campagnes, ils deviendroient des millionnaires, & leur richesse seroit même un avantage pour le public, puisqu’ils profiteroient d’une perte qui, bien loin d’être utile à quelqu’un, ne sert qu’à affoiblir nos resources & renchérir le blé.
D’après mille résultats, qu’il seroit trop long de déduire, on peut voir combien l’établissement de M. le Marquis de Fayolle devroit être imité, puisque dans la spéculation & la pratique, il concilie avec la charité une économie essentielle, dans laquelle l’intérêt général est réuni à l’intérêt particulier.
Il y a plusieurs années qu’il arriva dans ce pays un évènement malheureux, qui montre la nécessité de placer dans un lieu sain le pain sortant du four.
Deux bœufs, morts d’une maladie contagieuse, furent dépouillés ; on en plaça les peaux dans une boulangerie : la chaleur du pain attira tellement le poison de ces peaux, que tous ceux qui mangèrent de ce pain, furent empoisonnés.
L’on m’a assuré qu’ayant fait fondre de l’arsenic dans l’eau, & ayant laissé ce poison auprès d’une livre de pain sortant du four, on donna ce pain à un chien, qui en mourut. Hélas ! combien d’accidens & de maladies se communiquent par le défaut de précaution !
D’après une expérience de trois ans, je puis assurer que la farine se conserve très bien en sacs isolés, placés & disposés au milieu des greniers. Ceux qui pratiquent cette méthode peuvent faire l’expérience que j’ai réitérée souvent. Qu’ils prennent de la farine de chaque sac isolé, qu’ils l’exposent au grand air, ils verront qu’en huit jours les mites en dévoreront la faine, tandis que celle de trois ans n’aura éprouvé aucune altération quelconque. L’air & les masses en font la différence, dont tout le monde peut s’instruire, ainsi que des nombreux avantages des farines en sacs isolés.
J’ai l’honneur d’être, &c.