lundi 16 avril 2012

Lettres d'un Curé des environs de Civrai (6)


AdP 05/07-27/09/1787, v.3
Du 12 juillet 1787

Lettre d’un Curé des environs de Civrai, à un de ses amis

Je vous remercie, mon ami, de votre lettre, qui m’apprend l’heureux dessin d’un jardin de Botanique ; je voudrois que tout le monde aimât les herbes & les bois comme moi ; l’on verroit bientôt la Botanique devenir un amusement, & l’objet de l’attention générale. Il ne faut, pour en montrer l’utilité & la nécessité, que réfléchir sur les tromperies, les brigandages & le charlatanisme des Droguistes & Épiciers étrangers. Il semble que les remèdes étrangers ne doivent plus répondre aux espérances de nos Médecins : tout devient douteux & suspect ; on imite la couleur, on communique l’odeur : les Droguistes ont une main divine, qui colore l’ipecacuanha, la manne, la rhubarbe & le quinquina, quoique même tous ces remèdes seroient pourris, rances & moisis. On doit frémir quand on sait qu’il se vend quatre cent fois plus de quinquina en France, que l’Amérique n’en peut fournir. On ne doute plus par expérience qu’il se débite mille fois plus de manne, que la Calabre & la Sicile n’en peuvent produire. On est sûr, d’après l’aveu des Négocians même, que la salsepareille & autres remèdes du Pérou & du Brésil, sont très communs chez les Apothicaires François, mais très rares en France. Il est encore certain que les baumes de Giléad & de Copahu sont tirés avec une petite inscription, mise seulement sur une petite bouteille. Ce qui est effrayant, & ce qui devroit faire triompher nos plantes indigènes, c’est que l’opium, le mercure et l’antimoine n’ont pas par tout une propriété égale ; la méthode de préparer ces remèdes est devenue très arbitraire, la balance ne peut plus rien régler sur les doses. Je frémis encore de vous dire que le vert-de-gris sert même à colorer une partie de nos médecines ; il entre par tout, jusques dans nos crêmes, nos dragées & patisseries. Le plus bel art du jour est d’altérer, contrefaire tout ce qui doit nous nourrir & nous purger ; ce qui est le plus cher, est le plus maltraité & le plus dangereux : les vins d’Alicante, du Rhin, &c., ne sortent plus du raisin, ils se font avec les boutiques d’Épiciers : en bonne santé, on voit sur une table un danger éminent ; en maladie le danger est purement à côté de votre lit : votre Médecin pourroit répondre de votre rétablissement, s’il pouvoit répondre de ses remèdes ; mais s’il réfléchit sur la fraude & la manœuvre de la cupidité des Droguistes, il tremblera en hasardant. Si votre Médecin réfléchit, il craindra l’ignorance de l’apprenti, l’ambition de la femme, la mal-adresse de la servante de l’Apothicaire, du Droguiste & de l’Épicier ; sans parler même du vaisseau & de la mer. Il ne voit souvent qu’une couleur empruntée, qu’un poids ajouté par des mixtions, une pourriture & moisissure cachées avec art. Entrez chez un Apothicaire, vous verrez tous les jours des Paysans demander de l’émétique, sans parler de leur état, ni de leur hernie & descente. Il m’est arrivé très souvent de voir ces Paysans se plaindre de ce qu’on leur donnoit peu d’émétique, &, croyant que cinq grains n’étoient pas suffisans, ils demandoient double dose. J’ai vu une dispute chez un Apothicaire sur cet article : je montrai l’erreur du Paysan, qui disputoit, en empoissonnant son chat avec la dose qu’il demandoit.
S’il seroit trop long pour moi d’analyser les dangers que nous offrent les remèdes étrangers, il me seroit très facile de vous prouver la nécessité de nous servir des plantes indigênes. Il est sûr qu’il existe dans nos bois, nos jardins, nos prés & nos ruisseaux, des plantes meilleures que toutes les plantes exotiques : elles sont des substituts fidelles, sûrs & immanquables, au quinquina, à la rhubarbe, au séné & à l’ipecacuanha. Les auteurs des Essais des Plantes indégênes n’en doutent plus. Le cabaret, l’herbe à Paris, les violettes & vingt autres valent mieux que l’ipecacuanha. Je pose en fait que n’autre baguenaudier vaut mieux que le séné du Levant. Il est sûr que l’écorce des trois saules, le marronnier d’Inde, le putiel, le frêne, le prunellier, valent plus que le quinquina. La racine d’houblon a étonné les Auteurs des Essais de Matière médicale indigêne, par les effets plus sûrs que la salsepareille, & ainsi des autres, qui feront toujours triompher nos plantes. Penser même le contraire, ce seroit attaquer la bonté de celui qui a prévu & prévenu tous nos besoins, en faisant naître sous nos yeux, nos mains & nos pieds, trois mille plantes existantes en France. Mais hélas ! les hommes ne connoissent de bon, beau & merveilleux, que ce qui est cher & vient de loin ; & je suis sûr que c’est ce qui est le plus fraudé & le plus dangéreux. Dieu veuille que cette erreur qui détruit les plus grandes maisons de nos jours, puisse s’anéantir, & qu’au lieu de donner la préférence à l’étranger, on recherche ce qui est conforme à notre climat, notre tempérament & notre constitution ? En étudiant & recherchant les vertus des plantes indigênes, on épargneroit beaucoup d’argent, le nombre des victimes seroit diminué, les tempéramens moins épuisés, & les morts subites moins communes.
Ainsi, mon cher ami, je vous félicite sur le plaisir que vous ressentez d’avance d’aller prendre des leçons au Jardin de Botanique ; je vous connois des qualités qui m’annoncent que vous ne vous arrêterez pas au jardinage & à la culture, mais à la connoissance essentielle des vertus des plantes. J’ai l’honneur d’être, &c.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire